A family history blog in French and English

Sanford-Springvale, Maine, Railroad Station, early 1900s. Collections of the Sanford-Springvale Historical Society.

Wednesday, May 23, 2018

La Brève Vie de Thelesphore Demers

(copyright 2018 Dennis M. Doiron)



Chez Demers, mai 1914 à Sanford, Maine. Assis : Télesphore, père, Henriette, Odelie, Virginie, Éva, Andreanna. Debout : Télesphore, fils, Donat, Odias, Émile, et Phidelem. Trois mois après la prise de la photo Télesphore fêtera sa 67 anniversaire de sa naissance. 
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C’est l'après-midi d’un jour gris en novembre 1915 quand, après une rafale a secoué les fenêtres, Télesphore Demers s'éveille d’une brève sieste sur son berceau près du poêle dans la cuisine. Le seul son dans la maison est le ronronnement du feu de bois. C'est le silence habituel depuis que tous les enfants ont grandi et quitté la maison. Il voit sa femme, Henriette, à la table, enlevant les pelures des pommes pour faire plus des tartes qu'ils pourraient éventuellement manger, prêt de recevoir des invités inattendus ou, si aucun n'est arrivé, ce sera pour donner des extras aux membres de la famille ou des voisins dans le besoin.

Il se lève avec un grognement et mit son manteau de travail en laine bien usé suspendu à une cheville à côté de la porte latérale. Il se rassure qu'un crayon de menuisier est dans la poche de sa chemise et, se couvrant son tête avec sa toque, il dit à Henriette qu'il doit aller voir Phidelem. « Pourquoi ? » lui demande Henriette. « Il fait frette dehors. »  « Lui parler de quelque chose, » lui dit-il, déjà à cheval sur le seuil de la porte qu’il ferme solidement.

Donnant un coup d’oeil aux nuages bas et chargés qui volent à toute vitesse, il marche à grand pas en passant les maisons d'ouvriers qui se font face aux deux côtés de la rue étroite. Mais du côté droit, les maisons se rendent bientôt à la cour étendue de manufactures avec ses hautes cheminées en brique rouge et des moulins en bois de trois et quatre étages. Les métiers à tisser cliquetaient, cliquetaient comme toujours pendant ce temps de la grande guerre en Europe. Une large porte à deux battants d'une usine près du trottoir s'ouvrit en passant, laissant échapper l'air lourd de l'odeur humide de la laine, la même odeur à la maison de sa jeunesse à Saint-Fortunat quand sa mère travaillait au métier à tisser en laine. Mais, les sons des métiers mécaniques c'était une autre chose. Quels autres sons que ceux du travail de sa mère ! C’est, pense-t-il, comme la différence entre le cliquetis discordant sur un tracteur au calme derrière une charrue à cheval.

Il s'arrête par loin d'un moulin qu'il avait construit seulement il y a vingt-cinq ans, mais qui est maintenant en train d'être démoli.  Le moulin sera remplacé, comme seront tous les autres au fil des prochaines années, par même une plus grande manufacture en brique rouge comme les grandes cheminées qui surveillent toute la ville. Il reconnaît  plusieurs ouvriers qui avaient travaillé avec lui depuis longtemps. « Hé, là-bas, » les appelle-t-il. Personne n'a levé les yeux. « Ho-hé, ho-hé, » les appelle-t-il encore, cette fois-ci avec le  même appel qu’il employait pour faire l’attention de quelqu’un dans les bois ou à travers des champs à Saint-Fortunat quand il était jeune. Toujours pas de réponse. Aucun ne l’entend. Agitant un bras, il tente encore une fois. « Ho-hé, ho-hé. » Ne pas le voir ou l'entendre, les hommes, les têtes basses, continuent leur travail de démolition du bâtiment que Télesphore a construit pour durer un siècle ou plus.

Au carrefour à la fin de la rue, il tourne à droite à Washington Street, s'éloignant du centre-ville.  Il traverse le pont de petite rivière Mousam, son cours de l’eau rapide après le chute du barrage, et tourne encore à droite sur High Street vers la pharmacie de deux de ses fils, Donat et Phidelem. Maintenant, le vent nord-est le frappe avec la pleine force, effaçant le martèlement des métiers à tisser alors qu'il passe devant d'autres moulins dans la rue étroite.

À la pharmacie il ouvre la porte, ses petites cloches annonçant son entrée, et donne un fort bonjour à Phidelem qui servait une cliente au comptoir. « Phid’lem, donne-moi des papiers, »  lui demande-t-il. Phidelem lui donne quelques feuilles avec l’en-tête de la pharmacie et lui dit, « voilà », et retourne aider la cliente, chuchotant discrètement.

Télesphore fait quelques pas vers la petite table de café, sort une délicate chaise de métal et s'asseoit lourdement alors qu'il déboutonne son manteau et enlève sa tuque. Tirant son crayon de menuisier de sa poche de chemise, il se penche au-dessus d'une feuille de papier et commence à écrire lentement. Il s'arrête souvent pour réfléchir de quoi écrire prochainement ou pour débrouiller l'orthographe d'un mot difficile. Télesphore n'entend pas Phidelem souhaite une bonne journée à la cliente en quittant la pharmacie.

Phidelem jette un oeil à son père à travers le comptoir alors qu'il écrit, son large cadre dominant la table et chaise, sa tête grise et un peu chauve penché au-dessus du papier. Maintenant âgé de 68 ans, son père n'avait pas travaillé depuis plusieurs semaines, se plaignant qu'il ne se portait pas bien. Mais il semblait toujours fort et vif à son fils et marchait habituellement des kilomètres chaque jour, le dos droit contrairement à la plupart des hommes même plus jeunes, qui semblaient accablés par des années de travail dans les moulins. Oui, il devenait vieux et son visage était ridé, bien sûr, mais avec ce qui semblait être à Phidelem des lignes d'une vie de dur labeur dehors, plutôt que celles d'inquiétude ou de douleur. De quoi a-t-il écrit, il se le demande.

Quand Télesphore comble une feuille, il la glisse au-delà et écrit sur la prochaine, et ensuite sur la troisième. Les ramassant à la main, il les lit lentement, murmurant les mots à lui-même. Sur la toute première ligne, il remarque des mots manquants, et ajoute deux astérisques et les mots qu’il avait oubliés. Terminé enfin, il signe son nom à la troisième feuille comme Thélesphore Demers, mais il n’insére pas la date.

Se levant rapidement, la chaise grattante le sol, il marche au comptoir, donne les feuilles à Phidelem, et lui dit, « Gardez-les bien. » Avant d’entendre son fils lui répond, « Oui, bien sur, » il tourne et marche à la porte.

Phidelem regarde son père va à la porte et lui dit « au revoir », mais il ne répond pas et ferme la porte. Phidelem baisse ses yeux et lit la calligraphie familière et rude, souriant aux nombreuses fautes d'épellation. Mais alors qu'il continue de lire, le sourire a disparu et à la fin de la troisième feuille, il commence à lire encore. Son regard fixe tourne en haut vers le plafond métallique estampée, et se demande ce qui avait poussé son père à l’écrire. Puis, il se souvient que son père avait consulté le médecin la veille, la deuxième fois dans un mois, le premier depuis qu'il a cessé de travailler.

Baissant les yeux, il lit l’écriture encore une fois.

Ma Vie

par Thélesphore Demers

Né à St-Agapit, le comté de Lotbinière, le 22 août 1847. J'ai été à l'école volontière pendant quatre ans. Mon père a vendu sa terre pour aller s'établir à Saint-Julien-de-Wolfestown, comté de Wolfe. C’était trois milles dans la forêt, cinq milles pas de chemin, neuf milles pour les magasins du village d’Halifax, et six milles de la chapelle de Saint-Julien. Le vicaire d’Halifax desservait la mission à Saint-Julien toutes les deux semaines. L’an 1869, j’ai marié Henriette Lamontagne, nous avions treize enfants nés de notre union. Trois filles sont mortes jeunes. L’an 1871, le canton de Wolfestown se divise. La nouvelle paroisse a pris le nom de Saint-Fortunat. En 1872, on a organisé un  conseil. J'ai été le premier maire et le deuxième président commissaire d'écoles. En 1880 j’étais nommé juge-du-paix, et j'ai remplis la charge jusqu'en 1890. Après un an à Springvale, en l'an 1891 j’ai acheté la maison que j'ai aujourd'hui, dont j'ai pris possession le 15 octobre 1891. 56 Allen St.

                                                                                         Thélesphore Demers.

Plus tard ce jour-là, Phidelem prend les feuilles chez lui, les montre à sa femme et parle de ses inquiétudes à propos de la santé de son père. Ensuite, il mit les pages avec les autres documents  importants de la famille et, comme il l'a promis à son père, il les gardera en sécurité. Et elles sont toujours en sa possession quand son père est décédé - plus de trente ans plus tard à l’âge de 102 ans.

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La pharmacie Demers Brothers au 41 High Street, Sanford, Maine, vers 1915. Les propriétaires, Donat et Phidelem, se tiennent respectivement à gauche et à droite. Le plus jeune frère et le seul enfant Demers né aux États-Unis, Odias, qui s'appelait Pete, se tient au centre. Il était récemment devenu pharmacien.

Collections of the Sanford-Springvale Historical Society, Sanford, Me. 

Voir aussi Harland Eastman. The Villages of the Mousam: Sanford and Springvale, Maine 89.
(Wilson’s Printers, Sanford, Maine, 1995.)
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Vue des manufactures à Sanford, Maine, au sud, vers 1911.

Un segment de Allen Street, où habitaient les Demers, est visible au centre tout droit, au front des maisons qui font face à la rue et surplombe la cour des moulins. Allant vers le sud, Allen Street suivre les manufactures jusqu'où ils terminent à Elm Street, et la rue continue jusqu'à la fin de la photo dans le haut à gauche.  La maison Demers n’est pas vraiment visible, mais elle est dans la collection des maisons au delà des moulins au coin du haut à gauche.  Entre 1915 et 1925, presque toutes les manufactures seront démolies et remplacées par les bâtiments plus grands en briques et béton.

Collections of the Sanford-Springvale Historical Society, Sanford, Me. 

Voir aussi Harland Eastman. The Villages of the Mousam: Sanford and Springvale, Maine 89.
(Wilson’s Printers, Sanford, Maine, 1995.)
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Vue de l’ouest en montant Washington Street
vers le centre-ville. Sanford, Maine, vers 1911.

Le carrefour d’Allen Street (maintenant Pioneer Avenue) avec Washington Street est à peine visible sur cette photo. C'est entre le petit bâtiment d'un étage à gauche au centre et le bâtiment blanc de deux étages et demi avec le toit à forte pente et une pause dans le trottoir où commence la rue. Non visible sur la photo, la maison des Demers se trouvait à environ un demi-mille de la rue Allen, au coin nord-est de l'intersection avec Emery Street. Au centre de la photo, Washington Street tourne à gauche vers High Street au coin en bas à gauche. High Street elle-même est cachée par le toit en bas à gauche. La pharmacie Demers était située à environ 275 mètres du carrefour d’High Street et de Washington Street.

Collections of the Sanford-Springvale Historical Society, Sanford, Me. 

Voir aussi Harland Eastman. The Villages of the Mousam: Sanford and Springvale, Maine 89.
(Wilson’s Printers, Sanford, Maine, 1995.)
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Le Manuscrit de La Vie de Thélesphore Demers






Le manuscrit originel  est aujourd’hui dans la possession de Patrick Demers, un petit-fils de Phidelem Demers, qui m'a gracieusement donné cette belle copie pour publier dans le blogue. À suivre de mieux, voilà une ligne par ligne transcription du manuscrit et le texte corrigé avec la structure suivante : 

Numero de la ligne.
Ligne A. Transcrit originel.
Ligne B. Transcrit avec corrections.

Ligne 1.
A. née a St Agapit* le 22 Août
                             *co. Lobiniere
B. Né à St-Agapit* le 22 août
                              *comté Lotbinière

Ligne 2.
A. 1847 jai été a lécole valontère
B. 1847. J’ai été à l’école volontière

Ligne 3.
A. 4 Ant mon Père a vandre
B. 4 ans. Mon père a vendu

Ligne 4.
A. Sa terre pour aller sétabire
B. sa terre pour aller s’établir

Ligne 5.
A. a St  Jeulien à Wolfstown co. Wolfe
B. à St-Julien à Wolfestown, comté Wolfe,

Ligne 6.
A. a 3 mille dans la farait 5 mille pas de
B. à 3 milles dans la forêt, 5 milles pas de

Ligne 7.
A. chemain et 9 mille pour les ma -
B. chemin et 9 milles pour les ma-

Ligne 8.
A. gasin le vilage d´alifax.
B. gasins du village d’Halifax.

Ligne 9.
A. a 6 mille de la chapele de st
B. À 6 milles de la chapelle de St-

Ligne 10.
A. Jeulien le vicaire d’alifax donnait
B. Julien, le vicaire d’Halifax donnait

Ligne 11.
A. La mitian tant les 2 Semain
B. la mission tant les 2 semaine

Ligne 12.
A. L’an 1869 le 19 Janvier jai marier
B. L’an 1869, le 19 janvier, j’ai marié

Ligne 13.
A. Hanriette Lamontagne 13 Anfant
B. Henriette Lamontagne. 13 enfants

Ligne 14.
A. San née de notre union 3 filles
B. sont nés de notre union. 3 filles

Ligne 15.
A. san morte jeune L'an 1871
B. sont mortes jeunes. L’an 1871

Ligne 16.
A. le cantan de Wolfestown ces diviser
B. le canton de Wolfestown se diviser.

Ligne 17.
A. la parrisse nauvelle a pris le nom
B. la paroisse nouvelle a prise le nom

Ligne 18.
A. de St Fortunat a 1872 on a
B. de St-Fortunat. À 1872, on a

Ligne 19.
A. organiser un Canseille jai été le
B. organiser un conseil. J’ai été le

Ligne 20.
A. pramier Maire le 2me Président
B. premier maire, le 2me président

Ligne 21.
A. des camissaire d’écoles an 1880
B. des commissaire d’écoles. An 1880,

Ligne 22.
A. namer jeuge-de-Paix jai ramplis
B. nommé juge-de-paix, j’ai remplis

Ligne 23.
A. la charge jusque an 1890 quand
B. la charge, jusque en 1890 quand

Ligne 24.
A. je sui venu ici le 9 Octobre 1890
B. je suis venu ici le 9 octobre 1890

Ligne 25.
A. un ant a Springvile l’an 1891
B. un an à Sprinvale, l’an 1891

Ligne 26.
A. jai acheter la maison que jai
B. j’ai acheté la maison que j’ai

Ligne 27.
A. Oujaurhui danc jai pris pacaitio[n]
B. aujourd´hui dont j’ai prise possession

Ligne 28.
A. le 15 Octobre 1891 56 Allen Stre[et]
B. le 15 octobre 1891. 56 Allen Street
Thelesphore Demers
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Remerciements


Un grand merci au cousin Patrick Demers qui a partagé tant d'informations sur la pharmacie Demers et l'autobiographie de Télesphore, y compris en fournissant la copie numérique du manuscrit original. Comme pour la plupart de la version française du blog, j'ai reçu beaucoup d'aide de mes cousins Cécile Leblanc, Jeanne d'Arc Leblanc et Edmund Demers, et avec la version anglaise d'Edmund, Patrick, une autre cousine Anita Demers Olko, et de ma soeur Ruth Ballas. Finalement, ma fille, Kate Doiron, m'a aidé à assembler les cartes ci-dessous sur la route que la famille Demers a empruntée de Saint-Agapit à Wolfestown en 1859. Je les remercie tous et toutes de leur aide et de leurs bons conseils.

Notes sur le texte


L’histoire écrite ci-dessus sur le comment et le pourquoi que Télesphore écrivait sa brève autobiographie comprend nombreux détails imaginés par moi, notamment le mois et l'année quand elle était écrite, la sieste de Télesphore et sa promenade à la pharmacie, les pensées de Télesphore et Phidelem, et les paroles échangées entre les deux. Mais ces détails ne sont pas en conflit avec les faits qu’on sait. 

Selon les souvenirs de Patrick Demers sur ce que lui racontait son grand-père Phidelem, Télesphore écrivait sa courte "vie," ou autobiographie, dans les années 1910, il l'écrivait à la Pharmacie Demers rue High pendant que Phidelem y travaillait, et il l'avait donné à Phidelem. Phidelem a gardé le document en toute sécurité dans la famille pendant des années, puis il a été conservé par son fils Arthur, puis par son fils, Patrick, qui l'a toujours aujourd'hui. Selon un article de presse parut en 1937,  (Sanford Tribune and Advocate, February 35, 1937, “Local Resident Recalls Twelve French Families Here in 1890.”), on sait que Télesphore a pris sa retraite de son travail de menuisier en janvier 1916, et, de l'en-tête de pharmacie, on sait que le frère de Phidelem, Donat, était le copropriétaire de la pharmacie.

La photo en haut de l’intérieur de la pharmacie montre les tables et chaises du café  disponible pour que Télesphore puisse s'asseoir et écrire son autobiographie, pourtant, je suppose qu'il aurait pu l'écrire sur le comptoir de verre de la vitrine. Et on sait qu'il habitait à 56 rue Allen, maintenant avenue Pioneer, de 1891 jusqu'en 1919 quand, selon le même article du Sanford Tribune en 1937, il la vend aux Goodall Mills. (La maison était située à l’angle du nord-est du carrefour avec la rue Emery et était déménagée environ 1920 avec nombreuses d'autres de ce côté de la rue pour permettre la construction d'un bâtiment qui existe là jusqu'à nos jours).

On sait aussi que les vieux moulins en bois étaient démolis commençant en 1915 et remplacés par les bâtiments plus larges en briques et béton pendant les dix ans suivants. Eastman, Harland H. Villages on the Mousam: Sanford and Springvale, Maine 89. (Wilson’s Printers, Sanford, Maine, 1995.) Deux des photos ci-dessus montrent la cour de l'usine avant le remplacent des anciens moulins et donnent une bonne idée de la route que Télesphore aurait suivie depuis chez lui, sur la rue Allen, jusqu'à la pharmacie de ses fils sur High Street.

Quant au bruit des métiers mécaniques et à l'odeur de la laine, je peux en témoigner personnellement. Il me semble difficile de le croire, il y avait si longtemps, mais pendant plusieurs mois de chaque côté de mon 20ème anniversaire en 1974, j'ai travaillé dans ce que je crois être le dernier moulin de laine, le Brooks Woolen Mill (il fabriquait des couvertures vertes pour l'armée) dans l'ancien complexe de Goodall Mills. Pour 1,90 $ l'heure, j'ai travaillé avec les troisième équipes de travail (de 23 h à 6 h 30 environ) dans la salle des cardeuses. Il ne fallait que de la main-d'œuvre non qualifiée du type le plus bas, en déchargeant de la laine brute australienne d'un chariot à main roulant dans la trémie d'une cardeuse d'environ 8 mètres de long et 3 de large. Je prenais ces machines comme des dinosaures du début de l'ère industrielle au Maine, dont beaucoup dataient des années 1920 ou avant. Tout le bâtiment sentait de la laine, mais même avant d'entrer dans le bâtiment, on pouvait entendre le bruit assourdissant des métiers à tisser situés au rez-de-chaussée. C'était pénible de monter l'escalier près d'eux à cause du bruit; je me sentais désolé pour les gens qui devaient travailler là-bas et heureux d'avoir travaillé deux étages au-dessus.

On ne sait pas ce qui a motivé Télesphore à écrire sa vie. L'idée il aurait pu en écrire parce qu’il pensait qu’il pourrait bientôt mourir est basé sur une brève histoire que ma mère m'avait racontée à plusieurs reprises quand j'étais gamin : quand Télesphore était dans ses soixantaines il avait l’idée qu’il n'avait pas très longtemps à vivre et, à cause de ça, s'il s’est basé ou non sur des conseils d’un médecin, il a décidé de prendre sa retraite. Étant vraiment en train de vivre en bonne santé jusqu'à ses 102 ans, j’ai toujours  apprécié l'ironie de l'histoire, tout comme ma mère. Donc, il semble à moi que c’est juste de trouver sa motivation d'écrire son autobiographie sur son idée qu’il n’avait  pas longtemps à vivre et il a voulu laisser un document pour montrer  des points saillants de sa vie, particulièrement sa vie au Canada.

Peu importe la motivation, le document nous permet de mieux comprendre Télesphore et la vie qu'il avait vécue. Certains des faits qu'il écrit peuvent se trouver ailleurs, comme sa naissance à Saint-Agapit (en vraie, à Saint-Gilles avant sa division en deux municipalités), le déménagement au canton de Wolfestown, son mariage avec Henriette, leur arrivée aux États-Unis et l'achat de leur maison à Sanford. Mais d'autres faits apparaissent seulement, je crois, dans cette écriture. 

De sa jeune vie, on apprend de l’écriture qu'il assistait à l’école pendant quatre années et que son père a vendu sa terre à Saint-Agapit et fait le déménagement à Wolfestown en 1859 alors que Télesphore avait 12 ans. Il donne aussi un bon sens de l'isolement de leur nouvelle terre. On apprend qu'elle était à six milles de la chapelle de Saint-Julien (Saint-Julien était sur le chemin Gosford, la route principal de Saint-Agapit à Wolfestown), et que cinq milles étaient sans chemin (vraisemblablement ces milles étaient sur un sentier rude qui a commencé après avoir quitté le chemin Gosford environ un mille au sud de la chapelle, trois desquelles sont à travers la forêt, qui était dans l'époque une forêt ancienne en train d'être défrichée pour la première fois. (Edmund Demers m’a rappelé que son grand-père Télesphore lui a raconté à plusieurs reprises que son père, Damase, était le premier homme à avoir mis la hache sur les arbres dans leur terre à Wolfestown.) Les autres deux milles sans chemin étaient présumément à traverse des terres nouvellement défrichées.

De Saint-Agapit à Wolfestown en 1859


Map data copyright Google 2018

L'itinéraire de la famille Demers de Saint-Agapit à leur nouvelle terre à Saint-Julien-de-Wolfestown,  en 1859, a une distance d'environ 60 milles ou 95 kilomètres. Vous pouvez interagir avec la carte en cliquant sur le lien suivant :



De la ferme familiale de Saint-Agapit, premier repère au sommet, la famille suit le chemin Craig jusqu'à Saint-Narcisse, puis suit le chemin Gosford jusqu'à Saint-Ferdinand-d’Halifax. De là, ils ont continué sur le chemin Gosford jusqu'à la chapelle de Saint-Julien-de-Wolfestown, qui est à l'intersection de ce qui est maintenant la route 235 et la route à Belmina. À environ un kilomètre au sud de la chapelle, la famille a quitté la route de Gosford pour s'engager dans un chemin accidenté à travers les bois. Les quatres dernières marques retracent les chemins aujourd'hui du chemin de 4ième rang, la route Saint-Fortunat/Route du 4ième rang et le chemin du 6ième rang. Étant donné le terrain vallonné, c'est le piste approximatif probable à travers les bois que les Demers auraient pris. En raison du terrain et de l'état rude des routes, tout le voyage aurait probablement pris cinq ou six jours.
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Télesphore nous dit que les magasins les plus proches étaient à Saint-Ferdinand-d'Halifax, à neuf milles de leur terre, et que le curé de cette paroisse desservait la mission de la chapelle de Saint-Julien toutes les deux semaines. Après avoir quitté Saint-Agapit, la famille Demers serait arrivée d'abord à Saint-Ferdinand et puis, trois milles plus loin, à la chapelle de Saint-Julien. Étant plus proche du fleuve Saint-Laurent que Wolfestown, la municipalité de Saint-Ferdinand avait été colonisé plus tôt, vers 1830, et il y avait une paroisse ouverte quand les Demers sont arrivés à Saint-Julien en 1859. (Henriette Lamontagne, la femme à venir de Télesphore, y était née en 1852 et y habitait toujours en 1859.)

L’autobiographie de Télesphore provisionne aussi des faits de sa vie à Saint-Fortunat après sa fondation comme municipalité en 1873. Il écrit qu’il était élu le premier maire de la municipalité. On a d'autres documents qui confirment ce fait, mais il écrit aussi qu’il était le deuxième président des commissaires d’écoles et un juge de paix pendant les années 1880 jusqu'à 1890 quand il est allé au Maine.  Je n'ai pas aucun autre document à propos des deux derniers rôles civiques qu'il a joués à Saint-Fortunat.

Au sujet de sa vie à Springvale et Sanford, il donne la date précise de l’arrivée avec sa famille  à Springvale, le 9 octobre 1890, et écrit qu'elle y vivait pendant une année (c’est la seule source de ce fait) et à propos de l’achat de leur maison à Sanford le 15 octobre 1891.  (On a d'autres documentations de la maison sur la rue Allen, y compris une copie du contrat d’hypothèque et une photo de la maison : les deux seront dans un futur article de blogue.) C’est curieux , et malheureux, qu’il ne donne pas d'autres faits au sujet de sa vie au Maine, rien de ses métiers de menuisier et charpentier ou ses activités de la paroisse, y compris ses efforts dans la fondation de la paroisse de Saint-Ignace et son cimetière. Au lieu de cela, il écrit presque entièrement de sa vie au Canada. Si j'ai raison qu’il ait écrit l'autobiographie parce qu’il a peur d’une mort tôt, peut-être ses souvenirs de ses premières années étaient les plus importants pour lui et étaient à l'avant-garde de ses souvenirs.

La brève autobiographie est aussi intéressante et informative au-delà des faits autobiographiques. Autre que ses signatures sur deux autres documents, cette écriture est la seule dans la main de Télesphore. (Bien qu’il ait écrit son longues notes de voyage en 1908, on n'a pas le manuscript, seulement la version perfectionnée par sa fille, Odelie.) L’autobiographie montre qu’il a une écriture rude et qu'il écrit beaucoup de mots phonétiquement. Il écrit aussi avec des phrases incomplètes. Certainement, quand Odelie révisait les notes de voyage de son père, elle a eu une tâche difficile à faire.

L’écriture de sa main elle-même offre des indices à propos de la personnalité de Télesphore. Edmund Demers, un des ses petits-fils qui connaissait bien Télesphore dans sa jeunesse, inclus le manuscrit dans sa traduction des Notes de Voyage de Télesphore. Dans son introduction, Edmund écrit :

« Cette note biographique était écrite par mon grand-père sur les papiers avec en-tête de la pharmacie Demers entre 1910 et 1920. Ceux de nous qui nous souvenons de sa voix bruyante pourrons avec aise la connecter avec son écriture - large, libre, vigoureuse, avec une frappante pente à la droite. »

Josh Canty, un de mes amis qui a de la formation dans la graphologie, ou l’analyse de l’écriture à la main, a examiné le manuscrit de Télesphore. Reconnaissant que la graphologie est très controversée en tant que science (voir Wikipedia pour un article critique sur le sujet à l'adresse: https://fr.wikipedia.org/wiki/Graphologie), l'analyse suivante me semble cohérente avec la personnalité de Télesphore qui peut être glané de ces notes de voyage en 1908 (que Josh n'a pas lues) :

« L’écriture de Thélesphore Demers montre qu'il était un homme qui a eu une estime et un respect de soi ; il était opiniâtre quand il fallait être, particulièrement avec ses vues. Il était aussi amiable, mais il a eu une tendance de parler indirectement : il a pris souvent un peu de temps de plus que nécessaire d’arrivée à sa conclusion. Généralement il était optimiste et capable de voir les bons côtés des choses.

« L’écriture de Thélesphore montre qu'il a pris des décisions avec vitesse et audacité, et qu'il pourrait être impatient. Quoiqu’il était ouvert, il a préféré avoir des temps de plus avec la famille et les amis proches qu’avec des amis de travail. Il était exigeant et pourrait être dominant quelquefois, particulièrement quand des gens étaient contre les choses correctes à faire, selon lui. Il n’avait pas de soucis excessivement de l’argent ; il ne l’a pas laissé contrôler ses décisions.

« C’était un homme honnête et ouvert. Il a eu une tendance d'être un peu réservé socialement, mais il était expressif. Il était intelligent et capable de lier les idées et pensées ensemble avec facilité. »


L’orthographe utilisé par Télesphore donne, je crois, une bonne indication de la manière qu'il parlait français, de son accent. C’est certain que je ne suis pas un expert sur l’accent de Québec, ou plus particulièrement l’accent de la région de la rivière Chaudière et des Appalaches où habitait Télesphore comme enfant et jeune homme, mais il me semble que son orthographe phonétique donne des indices de son accent. C’est le cas particulièrement avec les nombreuses lettres « a » utilisé plutôt que les voyelles correctes, comme vandre pour vendre, ramplis pour remplis, farait pour forêt, namer pour nommé, san pour sont, et même Hanriette pour le nom de sa femme, Henriette. L’usage de la lettre « a » dans ces cas peut-être nous indique le son de la « a » pour beaucoup de voyelles dans l’accent de la région de l’Appalaches.

Mais avec d'autres orthographes phonétiques, ils semblent de suivre le prononciation habituel, comme avec Lobiniere pour Lotbinière, d’alifax pour d’Halifax, vilage pour village, Jeulien pour Julien, et jeuge pour juge. D’autres erreurs d’orthographe semble d’être des erreurs négligentes, comme avec ant pour an, et le « l » manquant en s’etabire pour s'établir. Les accents graves, aigus, et circonflexes sont souvent manqués.

Les erreurs grammaticales semble toutes être liées avec les accords entre les genres et nombre des verbes, adjectifs, prénoms, et noms. L’ordre et l’usage de mots tous semblent corrects à moi, mais Télesphore utilise souvent des phrases incomplètes, et l'usage de marques de ponctuation sont, comme les marques d’accent, inconsistantes.

Sauf pour le mot terre, qui est employé souvent au Québec pour ferme, il ne paraît pas d’autres mots qui sont utilisés au milieu ou où ils ont des significations uniques du Canada français. Et les anglicismes, ils ne semblent pas être aucun dans le document, bien que Télesphore emploie les majuscules pour les mois comme en anglais.

Et finalement, c’est l’orthographe de son prénom. L'orthographe usuelle que j'avais utilisée partout dans le blogue est Télesphore, mais dans tous les trois documents qui montrent sa signature (dans la pétition en 1871 à l'Archevêque de Québec pour l'établissement de Saint-Fortunat, le contrat d’hypothèque de 1891 pour sa maison à Sanford, et dans son autobiographie), il épelle son nom avec un  « h » après le « T » : Thélesphore. Pourquoi?  On spécule seulement, mais peut-être c'est qu’il suive l'orthographe du nom de son frère aîné, Théodore, qui est prononcé avec un T dur comme Télesphore.

Pour des information de plus sur la vie de Télesphore voir:

Vaillaincourt, Éric. Histoire de Saint-Fortunat. (2013). (ISBN : 978-2-9814128-0-5). Télesphore Demers, avec 87 autres chefs de famille, comme signataire sur la pétition pour l'établissement de la paroisse de St-Fortunat au archevêque de Québec, 56-62; élu premier maire de St-Fortunat en février 1873, 74-77.

Sanford Tribune and Advocate, le 35 février 1937, « Un résident local rappelle ici douze familles françaises ici en 1890 ». Comprend une photographie de Télesphore. Télesphore Demers, 89 ans ; arrivé à Springvale le 9 octobre 1890 ; acheté une maison au coin des rues Emery et Allen en 1891 et vendu à la Sanford Mills en 1919 ; un membre de la délégation de 4 personnes à archevêque à Portland pour demander un prêtre à Sanford en septembre 1892 ; un membre de la délégation de 3 personnes au propriétaire de Sanford Mills, M. Goodall, pour obtenir un terrain pour le cimetière catholique en 1902 ; a 37 petits-enfants, 26 arrière-petits-enfants ; célèbre anniversaire d'or avec sa femme, Henriette, en 1919 ; après sa mort en 1923, il vit avec sa fille Éva et son mari Albenie Doiron sur la rue Nason; était menuisier et travaillait jusqu'en janvier 1916; va à l'église et est souvent vu sur la rue principale, se promène occasionnellement à Springvale; la mémoire est très bonne; joue aux cartes pour un temps passé. Site numérique: http://springvale.advantage-preservation.com/Viewer/?k=telesphore%20demers&i=f&d=01011895-12311951&m=between&fn=sanford_tribune_and_advocate_usa_maine_sanford_19370225_english_4&df=1&dt=10.

Portland Press Herald, « Louis Demers, 91, rend visite à son frère, Telesphore, 93, à Sanford, » Juillet 14, 1940. Comprend une photo des deux hommes. Louis Demers visitant de Sunol, Nebraska ; Télesphore vivant avec sa fille Éva Doiron sur la rue Nason ; tous les matins, saufs dans les fortes tempêtes, Télesphore est retrouvé à 7 h 30, à l'église St. Ignatius ; est à côté du membre le plus âgé de la paroisse ; est le membre le plus âgé du Conseil Prefontaine, la Société St John the Baptist, l'un de ses 12 fondateurs en juillet 1893 ; également membre de la Ligue du Sacré-Cœur de la paroisse ; est un charpentier à la retraite ; est plus de 6 pieds de haut et se dresse et marche au moins 2 milles par jour.

La Justice (peut-être), Sanford, Maine [Journal de langue française], « Cent ans, il n'a pas perdu une dent », datation 2 mars 1947 [J'ai une copie jaunie de l'article, qui n'a pas le nom du papier ou la date]. Comprend une photographie de Télesphore. En août prochain, il fêtera son 100e anniversaire ; né à St-Gilles, au Québec, il est toujours en bonne santé ; bien que les yeux soient faibles, il n'a jamais porté de lunettes ; il reconnaît toujours les visiteurs, sinon par la vue, que par la voix ; fait absolument remarquable, il a toutes les dents et n'a jamais été chez un dentiste ; il a hâte de célébrer son 100e anniversaire avec sa famille; il est le membre le plus âgé de la Société Saint-Jean-Baptiste à Sanford dont il est l'un des fondateurs, et le plus ancien chevalier de Colomb à Sanford auquel il a adhéré en 1906 ; il a vécu à l'hospice Marcotte à Lewiston pendant 4 ans ; il a vécu à Sanford pendant environ 50 ans, et avec sa fille Éva Doiron pendant plus de 20 ans ; il a décidé de vivre à Marcotte à cause de la mauvaise santé d'Eva ; chaque matin, il assiste à la messe à la chapelle de la maison de retraite, l'après-midi il revient pour une visite et assiste à tous les services dans la soirée ; il mange tout ce qui est servi et ne demande pas d'aide à la table, il a bon appétit ; il a trois fils survivants et deux filles ; avec ses frères et sœurs, le plus jeune qui est décédé avait 90 ans, un de ses frères à Lewiston est mort plusieurs semaines avant son 100 anniversaire, un autre frère est mort accidentellement dans un accident de camion à 98, d'autres sont décédés à 96 ans et plus ; il revit sa vie à travers ses souvenirs qu'il conserve jalousement, sa conversation est très intéressante avec une clarté remarquable et des souvenirs fidèles ; il faut ajouter que la population de Sanford l'admire ; il fut l'un des fondateurs de la paroisse de Saint-Ignace et il est admiré pour son dévouement et sa piété dans le cadre de plusieurs sociétés religieuses.

Le Messenger, Lewiston, Maine (journal de langue française), "102e anniversaire de naissance célébré par M. Télesphore Demers, Lewiston, Maine," DATE / Automne ? 1949 [J'ai une copie jaunie de l'article, qui n'a pas la date.] Il a été interviewé alors qu'il était assis dans un fauteuil roulant à l'hospice Marcotte à Auburn, donne l'impression d'être encore très intelligent, en le rencontrant, il récitait le chapelet à voix basse et portait un costume sombre et il ne s'en plaignait pas, bien qu'il parût mal à l'aise; une des nonnes dit ne jamais se plaindre et avoir « une patience infinie, mange et dort comme un bébé et a encore 28 ou 32 dents » ; chez Marcotte depuis 1944 ; il était charpentier et menuisier ; il pense souvent à ses enfants ; il s'ennuie souvent pendant la journée, mais trouve la consolation dans les pensées chrétiennes et le chapelet, qui est toujours avec lui ; il attribue sa longue vie à ne jamais s'inquiéter de l'avenir, il accepte les consolations et les épreuves de la vie comme ils viennent ; si de mauvaises choses arrivaient, il essayait toujours de trouver le bien et attendait calmement les événements; lors de sa fête d'anniversaire l'année dernière, il a chanté un peu.

Lewiston Evening Journal, Maine. « Le plus ancien homme du coin, 102, Dies / Telesphore Demers succombe, mardi matin, à Marcotte Home, » le 29 mars 1950. Résidé chez Marcotte depuis juillet 1944 ; toujours en bonne santé ; à son 100e anniversaire, il a eu 35 petits-enfants, 50 arrière-petits-enfants et 2 arrière-arrière-petits-enfants ; cinq enfants lui ont survécu, Phidelem, Odias et Donat Demers, Andreanna Roberge et Éva Doiron.

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Dennis M. Doiron,
Gardiner, Maine May 2018

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